La Syrie, l’Occident et la marche du monde arabe. Entrevue avec M. Samir Saul. Propos recueillis par Gabriel ARRUDA et Guillaume FREIRE.

Dans le cadre de notre dossier L’Islam et le pouvoir, Samir Saul, professeur agrégé au département
d’histoire de l’Université de Montréal, a accepté de répondre aux questions de l’équipe du Polémique.
Spécialiste de l’histoire des relations internationales et du monde arabe, il démystifie pour nous la
guerre en Syrie et les évènements du Printemps arabe.

Le Polémique: On tend souvent à percevoir les violences au Moyen-Orient comme des luttes
entre confessions religieuses. Qu’en est-il du conflit syrien?
Samir Saul : L’idée de conflit confessionnel est une notion à rejeter. C’est un masque que les pays du
Golfe, dont le Qatar et l’Arabie Saoudite, utilisent pour couvrir une lutte politique et géostratégique
contre l’axe Syrie-Iran-Hezbollah pour le contrôle de la région.
Le dernier participant à cette « coalition » occidentale est la Turquie. C’est pour elle une
occasion d’étendre son influence dans la région, dans ce qu’on appelait autrefois le Levant : la Syrie et
le Liban [NDLR : La Turquie est le successeur du défunt Empire ottoman, qui avait le contrôle de la
majeure partie du Maghreb et du Moyen-Orient].
Derrière l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie, il y a les États-Unis. Ces derniers sont en
retrait, étant donné leur échec stratégique en Irak, en Afghanistan et en Libye. Dans la guerre en Syrie,
après la mise à l’écart de la Turquie et du Qatar, qui essayait d’acheter la victoire par une politique du
chéquier, c’est l’Arabie Saoudite qui a pris le relais. Elle a cependant aussi échoué avec le recul des
États-Unis sur la question de la « ligne rouge » des armes chimiques.
Les Occidentaux et leurs alliés locaux promeuvent la guerre civile entre les confessions de
manière à affaiblir l’État, le démembrer. Ce serait pour faire de la Syrie une nouvelle Libye : un État
factice, où le gouvernement ne gouverne rien, où des factions tribales et idéologiques dominent. C’est
une façon pour eux d’éliminer un État obstacle au contrôle de la région.
La guerre en Syrie oppose l’alliance occidentale et ses associés locaux à la Syrie et ses alliés.
On ne peut pas sérieusement affirmer qu’il s’agit d’un conflit confessionnel. De plus, l’armée syrienne
est majoritairement sunnite ainsi qu’un nombre important des membres du gouvernement. Bien sûr, le
président est alaouite. Cependant, ce serait la même chose que de se demander si Harper est protestant
ou catholique: peu importe !

P : Quelles pourraient être les intérêts des Occidentaux à créer un conflit pour déstabiliser la
région?
S.S : Ils veulent arriver à un affaiblissement durable de l’axe Syrie-Iran-Hezbollah, qui s’oppose au
contrôle total de l’Occident dans la région. Depuis la révolution de 1979, l’Iran échappe à l’emprise
des États-Unis. Ils n’ont jamais accepté cette perte : c’était l’équivalent de l’Égypte de Moubarak à
cette époque. De plus, l’Iran est un allié du Hezbollah et de la Syrie. Ils font tous deux obstacles à la
politique israélienne de contrôle du Liban. Sans eux, le Liban serait un satellite d’Israël.

P : Est-ce que la logique inverse serait vraie? Sans Israël, le Liban serait un satellite syrien?
S.S. : En fait, on oublie que le contrôle syrien, qui a commencé en 1976, a été appelé par l’Occident et
par Israël. Ils voulaient contrer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Lors de la guerre
civile au Liban, les Palestiniens installés au Liban s’étaient ralliés à la gauche nationaliste. La Syrie est
donc intervenue au Liban pour soutenir la droite et les phalangistes, donc contre les Palestiniens.
C’était un contrôle, mais il s’agissait aussi d’un gage de protection contre Israël qui souhaitait
isoler le Liban pour le mettre sous sa tutelle. On peut le voir en 1978 et en 1982. Les Israéliens sont
entrés au Liban et ont placé un président-marionnette, qui s’est fait assassiner, naturellement.

P: Revenons maintenant à la Syrie. Doit-on craindre un scénario afghan, avec des rebelles
islamistes armés pouvant se retourner contre l’Occident?
S.S : Oui, c’est un des grands dangers. Les États-Unis et leurs alliés pensent utiliser les djihadistes
contre leurs ennemis communs, et ensuite on verra. Même Brzezinsky, l’auteur de la stratégie qui créa
Al-Qaeda [NDLR : les États-Unis ont appuyé les moudjahidin afghans contre les Soviétiques], dit que
c’est une politique irresponsable parce que ce sont des électrons libres. Ils vont éventuellement finir par
agir dans leur propre intérêt aux dépens de leurs alliés occidentaux. Par exemple, je m’attendais à ce
que, tôt ou tard, les djihadistes libyens s’en prennent aux Occidentaux, comme cela s’est passé lors de
l’attaque à Benghazi en septembre 2012.
Ces groupes sont à base idéologique et d’accord avec les Occidentaux sur certains points. Les
deux sont contre les États laïcs et nationalistes. Les Occidentaux ne veulent pas des nationalistes dans
la région, car ils tendent vers le modernisme et l’indépendance. Ce n’est pas un hasard que les
États-Unis attaquent l’Irak, la Libye et la Syrie : leurs gouvernements pouvaient être des obstacles au
contrôle de la région.
L’Occident finira bien par avoir des problèmes. Ben Laden était un associé, et même une
créature, des États-Unis jusqu’en 1990. Les islamistes voient alors débarquer 750 000 soldats non
croyants en Arabie Saoudite, berceau de l’islam, pour faire la guerre à l’Irak. Même s’ils sont des amis
de l’Occident, ils ne peuvent accepter l’affront, et la brouille mènera aux événements de 2001.
Dans la même optique, s’ils réussissent, les djihadistes en Syrie créeraient un chaos de type
libyen et passeraient à l’action à l’étranger. Les plus écervelés du côté occidental espèrent que la
prochaine cible des djihadistes sera la Russie. Elle pourrait effectivement être une cible, et c’est une des
raisons de son implication en Syrie, en plus du fait qu’elle soit une alliée de longue date de la Syrie. Le
conflit en Syrie est un coup de poker mondial pour les Américains. Si les djihadistes réussissent, ils ne
vont pas s’arrêter en si bon chemin.
Le scénario a commencé par un mauvais calcul en 2011. Les États-Unis et leurs alliés croyaient
que la Syrie était comme la Libye et qu’ils pourraient utiliser le même mode d’opération. La Syrie est
militairement plus puissante et elle a des alliés dans la région. Une attaque aérienne entrainerait une
guerre régionale et générale. C’est pour cela que les États-Unis ont reculé au début septembre. Obama
s’est piégé lui-même par sa « ligne rouge ». Sa faiblesse avait permis aux extrémistes – les
néoconservateurs à la Bush et le lobby israélien – qui l’entourent d’orienter la politique américaine.

P : Dans les dernières semaines, est-ce que les Occidentaux se sont fait voler le rôle de «justicier»
par la Russie avec sa solution sur les armes chimiques?
S. S : La Russie ne cherche pas à être un justicier. Elle veut que le droit international soit respecté parce
que c’est dans son intérêt. En général, c’est les plus forts qui ne veulent pas le respecter. En
l’occurrence, il s’agit des puissances occidentales. Elles utilisent le droit si c’est possible, sinon elles
l’ignorent. Ce n’est pas un frein pour elles. Ainsi, le « droit d’ingérence » et l’« obligation de protéger »
sont une façon de légitimer la violation du droit international. Ces justifications ont été utilisées ces
dernières années.
La guerre en Syrie a démontré l’amateurisme de la politique extérieure américaine. Poutine a
aidé Obama à sortir du bourbier dans lequel il s’était placé. Les États-Unis n’avaient pas compris que
leur affaiblissement relatif dans le monde devait conduire à des ajustements à leur politique. Ils ont
envoyé leurs alliés régionaux faire le travail pour eux. L’échec est clair.

P : Les États laïcs sont-ils possibles au Moyen-Orient?
S.S : Les États laïcs sont possibles. Avec le temps, le discours religieux prendra une place de plus en
plus marginale dans la vie politique. Historiquement, le monde arabe allait dans la direction de la
laïcisation et du progrès. Il y a trois ou quatre décennies, le mouvement s’est arrêté. À l’interne, les
pays qui se décolonisaient étaient devant un échec dans leur développement économique et politique. À
l’externe, ils n’avaient pas réussi à sauvegarder l’indépendance de leurs pays. L’Occident, favorisait de
plus en plus le traditionalisme, car le modernisme donne des moyens d’être indépendant et permet de
résister à l’influence occidentale dans ces pays.
Le blocage de la voie moderniste à partir des années 1970 affaiblit les courants laïcs et
progressistes. Avec la diminution de leur influence, la place était libre pour les islamistes. Ils en ont
profité.
C’est une des raisons de l’importance du Printemps arabe. Après 40 ans d’anesthésie, le monde
arabe se redirige vers l’action politique dans un cadre laïc. Le discours islamiste est celui d’une autre
époque : les islamistes se préoccupent de la Charia, au lieu d’actions politiques classiques
(développement économique, démocratisation, indépendance nationale, progrès culturel); ils seront
marginalisés. En Égypte, les Frères musulmans ont été mis de côté en moins d’une année dans un
consensus qui m’a même étonné!
Il y aura bien évidemment des obstacles à la disparition de l’élément religieux dans le discours
politique. Les éléments passéistes des sociétés musulmanes se feront entendre, ainsi que l’Occident, qui
ne désire pas le renforcement de ces États. Il est plus facile pour les puissances occidentales de
contrôler des islamistes représentant une autre époque, comme on en retrouve en Arabie Saoudite,
qu’un État qui veut se moderniser. Les Américains étaient visiblement déconfits devant le renversement
des Frères musulmans en Égypte en juillet 2013.

P : Quelle est la place des femmes au Moyen-Orient?
S.S : Elle doit être l’égale de l’homme, cela va de soi. Cependant, cette égalité ne s’acquiert pas sans
l’évolution générale des conditions. Dans les sociétés pauvres et sous-développées, l’égalité entre les
genres n’est pas possible. L’inégalité hommes-femmes est le reflet de l’inégalité générale au sein de ces
sociétés. Elle est étroitement liée à l’inégalité entre les classes et entre les catégories sociales. Il faut
donc faire reculer l’inégalité de manière générale et cela vient avec le progrès social, le développement
économique et la démocratisation.
Il ne s’agit pas d’un sujet isolé. On ne peut avoir une société arriérée sur tous les plans, sauf sur
le plan sexuel. Il en est de même au Moyen-Orient que dans le monde occidental, ou ailleurs. Isoler
cette question, c’est tenter de détourner l’attention du véritable problème du Moyen-Orient: le retard
général de ces sociétés.

P : Le retard de ces sociétés seraient le produit des puissances occidentales?
S.S : Les grandes puissances feront tout pour gêner le changement dans cette région. Elles ont
combattu la décolonisation, pour ensuite s’opposer aux nouveaux pays décolonisés. Durant les années
1980, il y a même eu le retour à une forme de colonisation. Il ne faut pas se faire d’illusions: les pays
arabes ne sont pas des États indépendants. Il s’agit d’États contrôlés de l’extérieur depuis la reprise en
main de cette région par les États-Unis dans les années 1980 et 1990.

P: Quel rôle joue alors le Printemps arabe dans cette région?
S.S : Le Printemps arabe, c’est la remise en marche des sociétés mises au sommeil durant trente ou
quarante ans. Depuis les années 1970, cette région a été gouvernée par des gouvernements autoritaires
qui obéissaient à Washington et où l’opposition, au sens politique classique du terme, était absente.
C’est ce vide qu’ont rempli les islamistes. Ce sont des conservateurs que les circonstances ont amené à
entrer dans la contestation et l’opposition aux régimes en place. Ils ont occupé l’espace laissé vacant
par l’absence des nationalistes et de la gauche. En réalité, les islamistes n’ont pas les mêmes objectifs.
Leur projet politique est avant tout à caractère moral. De leur point de vue, les problèmes des pays
musulmans trouveraient leur solution dans l’islamisation de la société. C’est ce que les Frères
musulmans ont tenté d’accomplir en Égypte après leur arrivée au pouvoir en 2012.
Depuis 2011, le monde arabe reprend sa marche interrompue quatre décennies plus tôt. Cette
région est un peu comme un drogué qui surmonte l’effet d’un narcotique. Au départ, il est encore un
brin titubant et les choses ne sont pas tout à fait claires. Les acteurs du Printemps arabe sont encore peu
sûrs d’eux-mêmes, mais ils sont en train d’apprendre petit à petit. Ce retour à cette marche historique
permettra de revenir aux problèmes laissés en plan depuis trente ou quarante ans. Le Printemps arabe
pourrait donc être qualifié de deuxième décolonisation du monde arabe. On revient en effet à traiter les
problèmes qui n’ont pas été réglés durant les années 1950 et 1960: sous-développement économique,
dysfonctionnement du système politique et dépendance internationale. Il s’agit donc d’une perspective
ouverte vers la remise en marche de l’histoire du monde arabe.

P : À quoi peut-on s’entendre pour les prochaines années ?
S.S : Le monde arabe est en train de changer. Quelles formes vont prendre ces changements? Je ne
pourrais le dire. En Tunisie, on voit bien le recul du gouvernement islamiste amplifié par les revers
subis des islamistes égyptiens. Le processus de transformation est maintenant en cours et va s’accélérer.
On ouvre donc une nouvelle phase de l’histoire du monde arabe. On reprend le fil de ce qui a été
interrompu dans les années 1970.
Le présent et le passé sont très liés. Certains événements ne sont pas si nouveaux dans les faits.
Il s’agit souvent de la continuation de processus qui ont débuté il y a longtemps. C’est pourquoi on
étudie le passé en posant des questions soulevées par le présent et on comprend le présent en l’attachant
à ses racines dans le passé.

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