Deux de nos journalistes ont rencontré Nordin Lazreg, doctorant en science politique à l’Université de Montréal et membre du REAL (Réseau d’études sur l’Amérique latine). Résumé d’un entretien sur la primauté du droit.
L’Amérique latine compte en son sein de nombreuses démocraties plus ou moins jeunes. Certains principes démocratiques, tels que la primauté du droit, ne font pas encore figure de normalité. Pourriez-vous, nous faire une rapide récapitulation de leur processus de démocratisation?
Nordin Lazreg :La plupart des démocraties d’Amérique latine émergent au cours de la 3ème vague de démocratisation commençant au Portugal en 74 (Samuel Huntington). Nous pourrions situer cette vague entre 1979, date à laquelle l’Équateur devient une démocratie, et les années 1990 avec la fin des guerres civiles en Amérique centrale (Nicaragua, Salvador et Guatemala entre 1990 et 1996). Le Chili et l’Uruguay avaient déjà connu quelques brèves années de démocratie supplantées par de longues périodes autoritaires. D’autres pays, comme le Salvador, n’ont en revanche connu que des successions de régimes militaires et autoritaires ; la démocratie y est une totale nouveauté. Trois États d’Amérique centrale et du sud étaient des démocraties stables bien avant 1979 : la Colombie, le Venezuela (1958 dans les deux cas) et le Costa-Rica (1949-1953). Mais même dans ces vieilles démocraties, l’arène politique a parfois été fermée aux acteurs de gauche. Le parti communiste, par exemple, était interdit au Costa Rica jusqu’en 1975. En Colombie, l’inclusion de la gauche dans la vie politique est récente et encore incomplète. Aujourd’hui, on peut dire que l’Amérique latine est une région globalement démocratique. Il y a des élections régulières, transparentes, compétitives. Il y a des alternances au pouvoir. Le virage à gauche dans des pays où celle-ci a longtemps été réprimée et marginalisée me semble révélateur des progrès accomplis. Ceci dit, si certains pays sont très démocratiques et stables (Chili, Uruguay), d’autres ne sont pas à l’abri de relents autoritaires. Les récents coups d’État au Honduras (2009) et au Paraguay (2012), et la violence politique encore présente dans certains pays (Guatemala, Colombie), nous montrent que les règles du jeu démocratiques ne sont pas toujours pleinement intériorisées par les acteurs politiques.
Quelle définition donneriez-vous de la primauté du droit ?
N.L : La primauté du droit serait la théorie selon laquelle personne ne peut se soustraire à la loi. Le droit protège d’une gouvernance arbitraire, de décisions arbitraires, il est supposé être égalitaire, applicable à tous.
Affirmeriez-vous que la primauté du droit est, à ce jour, un principe appliqué en Amérique latine ?
N.L : Non, je ne dirais pas ça, loin de là. Cela dépend du pays et de son niveau de consolidation démocratique. Il y a deux extrêmes. D’un côté nous avons le Chili, l’Uruguay et le Costa-Rica qui sont trois démocraties stables et consolidées. Les problèmes rencontrés pourraient être similaires à ceux éprouvés au Canada, aux États-Unis ou en France. En revanche la seconde extrémité regrouperait le Honduras, Paraguay, et Venezuela dans lesquels la consolidation démocratique est plus faible. Dans ces cas, les règles de droit s’appliquent peu ou de façon inégale, selon ce que l’on souhaite en faire.
Est-ce que le principe de primauté du droit n’est pas qu’un paradigme utopique ? Même dans les démocraties les plus vieilles, des gens arrivent parfois à se soustraire au droit et cela reste légal, existe-t-il des ordonnances, des manières de le contourner ?
N.L : Le droit est complexe, il y aura toujours des contradictions en son sein. Certes, il y a la règle, mais il y a également l’esprit, la pratique au quotidien. Le droit peut être instrumentalisé pour des intérêts particuliers qui peuvent être contraires à l’objectif démocratique. Dans le cas de l’Amérique latine, le droit peut être utilisé pour bloquer toute possibilité de procès pour les violations des droits de l’Homme commis durant les années sombres. Le droit est alors utilisé à mauvais escient. Récemment en Colombie, le procureur Alejandro Ordoñez, un catholique conservateur proche de l’ancien président de droite Alvaro Uribe, a décidé de destituer le maire de Bogota, qui lui est à gauche (ancien membre de la guérilla du M19, guérilla reconvertie en parti politique), bien que celui-ci ait été élu démocratiquement. Le maire avait fait passer la gestion des ordures du privé vers le public ce qui a entrainé des problèmes de gestion pendant quelques jours. Il a été destitué et condamné à 15 ans d’inéligibilité pour mauvaise gestion des affaires publiques et violation du principe constitutionnel de liberté d’entreprise et de libre concurrence.
Un jugement a-t-il eu lieu, était-ce arbitraire ?
N.L : C’est ce qui se dit même si la décision était apparemment légale. Il s’agit ici d’une décision administrative. Un appel a eu lieu, mais auprès de ce même procureur ! Ce dernier n’est évidemment pas revenu sur sa décision. Dans ce cas, la règle de droit est utilisée à l’encontre de la souveraineté populaire. Mise en perspective avec l’actuel processus de paix, la destitution du maire, qui n’est pas un évènement isolé, n’est pas un très bon signe. En effet, ce même procureur a déjà destitué 200 fonctionnaires, maires, élus locaux, souvent d’opposition. Le seul maire d’une grande agglomération qui n’a pas été destitué a une réputation de corruption n’étant plus à faire. La droite ultra conservatrice fera tout pour empêcher l’inclusion des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) d’intégrer la vie politique nationale en parti légal. On s’aperçoit assez bien de l’instrumentalisation du droit dans cet exemple précis.
Voulez-vous dire qu’ici on va plus loin que le simple fait de contourner l’esprit du droit, on l’instrumentalise pour aller à l’encontre de la démocratie…
N.L : C’est effectivement ainsi que je vois les choses. Le litige territorial entre la Colombie et le Nicaragua en 2012 fait également figure d’exemple. La décision de la Cour internationale de Justice, même si elle cherche le compromis, est plutôt favorable au Nicaragua qui gagne une large zone territoriale en mer. En réponse à cela, la Colombie s’est retirée du traité de Bogota (1948), qui reconnaissait la légitimité de la Cour internationale. En sortant du traité, le droit ne s’applique plus. C’est une façon de dire qu’ils ne reconnaissent plus la primauté du droit car elle va à l’encontre de leurs intérêts.
Ne pourrions-nous pas dire que les gens « s’en foutent » de la primauté du droit ? « Du pain et des jeux » comme disait Marc-Aurèle. Que représentent les principes face à leurs fils qui se font descendre dans la rue ? C’est un luxe…
N.L : Le contexte socio-économique, que ce soit la violence urbaine ou des inégalités sociales, peut favoriser l’effondrement du principe de primauté du droit. Á partir du moment où le gouvernement est peu efficace pour lutter contre l’insécurité ou les inégalités, les citoyens commencent parfois à regretter la période autoritaire qui pouvait apporter richesse et sécurité, malgré la répression politique et le manque de liberté. Lorsque le résultat est là, les citoyens sont parfois moins regardants sur la manière. Au Venezuela, les inégalités ont diminué mais cela s’est fait parallèlement à un affaiblissement des institutions démocratiques et de l’État de droit.Je pense qu’en Amérique latine le droit ne s’applique pas à tout le monde. Or, la primauté du droit est valorisée par les citoyens si le droit est perçu comme s’appliquant à tous. On voit clairement qu’en Amérique latine, le droit ne s’applique pas à tout le monde de la même manière. Il est parfois considéré comme l’instrument des puissants, des riches, de l’élite, pour promouvoir leurs intérêts. Il faut aussi se demander qui a fait le droit et de quand celui-ci date pour mieux comprendre sa primauté. Par exemple, les règles de droit héritées des régimes autoritaires ne sont pas nécessairement perçues comme légitimes par une partie de la population.