L’Acropole des peuples

 Par Grégoire Domenach

Le XVIIIè siècle Français est à l’image de l’unification de différentes strates sociales – pauvres, commerçants, philosophes, artistes, bourgeois, notables, hommes de lettres, avocats, miséreux, militaires, exilés…– qui n’avaient originellement rien de révolutionnaire – et se sont entendues pour dépasser les entraves politiques, sociales et religieuses de leur temps. « Les Lumières, écrit ainsi Kant, est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. » C’est pourquoi son prolongement historique se clôt dans la Révolution de 1789 : il ne peut exister d’autre formule que la violence contre une élite déconnectée de la réalité. Parce que la violence est le témoin du désespoir, devant l’indifférence et le statu quo.

La démocratie peut atténuer l’amertume populaire, à grands coups de réformes et de tentatives rassurantes, elle peut l’atténuer, sans doute, mais en aucun cas ne peut l’assujettir à des explications économiques. Or, nous sommes sans relâche dans l’explication. La formule de la violence devient naturelle dès lors que l’équation politique ne parvient à trouver de résultat. Les tentes remplies d’indignés, sous les tours d’ivoire de la Finance et des banques, à Montréal, New York, Berlin, Londres, ne sont que les premiers signaux, les prémisses, les prolégomènes à une vague d’amertume qui commence à sourdre. La stabilité économique de ces cinq dernières décennies résidait dans l’espérance de prospérité, ainsi que dans l’augmentation du niveau de vie de la classe moyenne et de la classe ouvrière. Aujourd’hui, l’espérance chancelle, et la qualité de vie se borne à l’opulence matérielle. C’est insuffisant comme projet de société. C’est pourquoi tout un contrat social est en passe d’être rompu, et que les gouvernements regardent ailleurs. Au Québec, un premier ministre offre la terre à des compagnies gazières ; en France, un gouvernement se demande s’il ne faut pas interdire le téléchargement illégal ; aux Etats-Unis, le congrès vote en tremblotant – et sous la pression des lobbys – pour laisser les pizzas dans les cantines scolaires… Nous élisons des peintres à une époque qui nécessite des architectes. Je ne les crois pas incompétents, du reste. Je les crois incapables de génie. L’exercice du politique ne peut désormais se suffire à l’exécution d’une méthode. Il doit retrouver du caractère. Les années 80 et leurs parangons, Reagan, Thatcher, Mulroney, Kohl, et d’autres encore, ont libéré le capitalisme de chaînes nécessaires.

Les fondations de nos systèmes s’effondrent, et la seule solution applicable, la régulation, n’est pas appliquée. Mille fois évoquées, mille fois dépeintes, toujours aussi chimérique. Prenons un exemple dans le sport. Si l’écrit persuade, l’image alerte : Le hockey sur glace vit actuellement une période trouble, où le taux de commotions cérébrales est devenu exponentiel. Il n’existe que deux solutions : ou bien l’on fait patiner les joueurs avec des casques de moto, et l’on remplace les bandes par des coussins de mousse – ce qui diminue nettement l’attrait du sport, j’en conviens –, ou bien l’on renforce les règles, les arbitres sanctionnent instantanément, et la ligue applique des punitions sévères pour freiner des joueurs incongrus. L’économie libérale vit sur un modèle semblable. Elle donne des commotions cérébrales à l’environnement, à des populations entières, à des Parlements en perte de confiance. Sauf que l’économie joue sans arbitre. Le seul qui peut endosser ce rôle prééminant, c’est l’Etat. Parce que l’immense majorité des joueurs – des masses entières – sur le terrain du monde, ne cautionnent plus ce jeu.

L’homme moderne ne peut continuer à vivre dans l’incohérence dont il est pour partie responsable. Cela nous renvoie à la phrase de Kant. Notre tutelle est à la fois intérieure, résultant d’une solitude devant les évènements, mais aussi collective, dès lors qu’elle se nourrit d’incompréhension. On ne peut plus accepter un modèle de société qui produit d’aussi évidentes menaces, d’aussi terribles fractures. On ne peut plus accepter une idéologie du progrès qui nous fait seulement courir plus vite vers l’abîme. On ne peut plus accepter, enfin, un discours économique qui entend tout juste panser le saignement de nez d’un corps cancéreux. « La question n’est pas de refonder la droite ou la gauche, le libéralisme ou la social-démocratie, évoque P.A Taguieff. La question est de refonder la politique, sur des valeurs et des normes qui relèvent de son domaine propre. » Ce qui déterminera cette époque, c’est la véracité avec laquelle une génération va engager ses capacités de dépassement.

Voyage sur la Terre de la Lune

Par Jean-Pascal Bilodeau

Yacyreta. A Encarnacion, au Paraguay, tout porte ce nom, tout est fonction de cette entité mystérieuse. Le voyageur égaré se croirait dans un film, ou l’entité binationale, au dessus de des gouvernements argentins et paraguayens, contrôle tout. Voici la triste histoire de Yacyreta et de la ville d’Encarnacion.

Jean-Pascal Bilodeau 200s gouvernements argentins et paraguayens, contrôle tout. Voici la triste histoire de Yacyreta et de la ville d'Encarnacion.

 

Yacyreta, qui signifie «La terre de la lune» en guarani, langue des indigènes du Paraguay, est un barrage hydroélectrique situé sur le Rio Parana, deuxième plus gros fleuve de toute l’Amérique du Sud. C’est un des plus gros au monde. À la fin des années 1990, l’Argentine signa avec le Paraguay une entente sur la création d’une entité, fonction des deux États, qui devait assurer la construction et la gestion d’un gigantesque projet hydroélectrique dont la capacité maximale de production serait de 19 080 GWh par an. La critique se fit sentir dès les premiers moments, lorsque les autorités déclarèrent devoir inonder 1600 km2 de terre pour permettre le réservoir. L’entité affirmait alors pouvoir indemniser tous les déplacés. Mais les choses vont rarement aussi bien dans un pays qui trône comme un des plus corrompus au monde.

La corruption a donc très vite gangrené le projet et le budget fut multiplié presque 8 fois au total. Dans les années 2000, il fut décidé, sans aucune consultation populaire, de l’agrandissement du projet et de la zone inondée, puisque celui-ci, mal évalué, ne produisait que 60% de sa capacité totale. L’énorme demande en électricité argentine expliquait la nouvelle nécessitée. Le Paraguay, endetté depuis la construction, n’eut d’autre choix que de suivre le mouvement. Au total, 80 000 personnes seraient évacuées, délocalisés dans des nouveaux quartiers bâtis par l’entité.

A Encarnacion, situé un peu plus loin, le niveau du fleuve a beaucoup monté, ce qui a amené la petite ville si sympathique à devenir une presqu’île. Or, la «zona baja», quartier commercial, marché à ciel ouvert et cœur vibrant de couleur d’Encarnacion était située en dessous du nouveau niveau des eaux. Les autorités durent donc déménager des centaines de commerçants, souvent dans des nouveaux quartiers ou aucun des services de base ne leur est assuré et ou il n’y a pas de travail.

La corruption a dévoré les indemnisations qui leur étaient destinés.

La «zona baja», ou plutôt ce qu’il en reste, est un vrai désastre. La route descend lentement vers le bord du fleuve, et le vagabond égaré a soudain l’impression de descendre vers l’agonie d’un mourant. Les déchets jonchent le sol, et l’ancien cœur d’Encarnacion bat aujourd’hui la misère, le désœuvrement et la morosité. Des marées de boue ont envahi les rues, et plus loin est inscrite sur les murs la désillusion des habitants, qui ne voient dans leur condition que la réponse d’une entité qui n’a rien à faire d’eux. On a vendu leur vie, au nom du progrès et de la liberté économique. Bientôt, l’eau finira de tout avaler.

Encarnacion voit chaque jour son cœur se noyer dans une lente agonie.

Jean-Pascal Bilodeau 2009

Aujourd’hui, les berges du fleuve Parana ont bel et bien un air lunaire. Le fleuve a doublé en largeur, et l’eau stagne désormais comme une marée putride. Déjà, sous les ponts, l’eau exhale des effluves de décomposition et de méthane. Et des familles continuent de s’installer sous ces mêmes ponts, à quelques mètres de l’eau qui continue de monter. Ils trouvent même le moyen de cultiver un petit potager, comme s’ils cultivaient ainsi l’espoir d’une vie meilleure. Les pêcheurs, si nombreux autrefois, ont tous migré soit plus en amont, soit vers le dépotoir où ils s’entassent comme autant de déshérités. Leur nouvelle vie sera celle des rats. Sur le bord du fleuve, un homme regarde au loin, vers ce même cours d’eau dans lequel il a grandit. Sa nostalgie est triste à en pleurer, et les sillons sur son visage parlent d’eux-mêmes.

Heureusement, la vie renait souvent de ses cendres. Dans les quartiers de délocalisation, pauvres, miséreux, souvent violents, les déplacés s’organisent, recommencent a vivre. Les sans-toits et sans-papiers, victimes de n’être personne, se sont retrouvés un petit endroit ou construire une maisonnette, à l’abri de l’État et de l’avarice des corrompus. À Cambui’reta, à quelques trente minutes de la ville, la «cumbia» et la «bachata» résonne encore dans l’air comme un pied-de-nez à la misère humaine.

Car ils trouvent encore le moyen d’être heureux.