Jean-Pascal Bilodeau
«Le spectacle n’est pas un ensemble d’images mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images»
Guy Debord
La grève étudiante s’effrite sous les coups de burin qu’on lui assène. Après un été léthargique, qu’on a voulu illusoirement présenter comme une «pause bien mérité», un moment pour soigner ses blessures, c’est à la fois de l’intérieur et de l’extérieur qu’elle se désagrège. Le calcul politique était bon : l’histoire n’a pas changé. Le mouvement social, éphémère, aussitôt son bourdonnement arrêté, devient aussi fragile que la flamme d’une bougie dans l’averse. Une averse électorale, qui consacre aujourd’hui la double récupération politique d’une agonisante dont les feuilles ont oublié les racines.
Le mouvement social comme champ de force
Le mouvement social est une lutte de chaque instant contre l’anéantissement ou la récupération politique. Il est la création d’un champ de force, d’un espace libéré à l’intérieur duquel agissent des forces contradictoires. Ce champ quasi-magnétique a plusieurs effets, plusieurs quêtes. D’abord, celle de canaliser le ressentiment pour pouvoir se maintenir. Ensuite, celui de montrer les coulisses du spectacle ; le mouvement social est une mise en scène dont le dénouement est inconnu, mais qui se fait toujours avec des moyens réduits. Le mouvement social attaque le consensus pour y implanter l’idée d’une nécessité de changement ; il attaque par cela le statu quo, et son champ de force a pour objet de maintenir le plus longtemps possible l’attention publique sur l’absurdité de ce statu quo ainsi que sur les possibilités qui se déploient en dehors de celui-ci. Il n’élabore pas tant un projet de société qu’un contre-projet social. Il brise le cours d’une représentation spectaculaire permanente. Il y instaure une dissonance.
Stratégies du pouvoir et récupérations politiques
La stratégie des puissants se décline alors entre tenter de réduire à néant cette espace (répression directe) ou de le dévier vers l’inoffensif. Tout mouvement lutte ainsi pour sa propre indépendance.
Et c’est en cela, dans un sens comme dans l’autre[1], pour un parti comme pour l’autre, que le mouvement social québécois – qu’on l’appelle Printemps québécois, conflit étudiant ou autre – vient d’entrer dans une phase de récupération politique. En cela aussi, c’est peut-être sa dernière bataille ; alors que désormais ses ennemis comme ses alliés se l’approprient à des fins connexes, il semble que la convergence de ces forces, à la fois répression directe et tentative de déviation, le fera succomber. La grève est attaquée de toutes parts, même par ses anciens adeptes, sous couvert d’investir un nouveau champ de bataille, le champ électoral. Mais c’est ainsi que récupéré, il devient plus dépendant chaque jour. Ce qui faisait sa force, son irrévérence, son courage, sa créativité, son refus des vieilles structures sclérosées, est aujourd’hui annihilée derrière des stratégies politiques moribondes, alors que le choix du moins pire – ou vote stratégique – est érigé en véritable système politique, empêchant in extenso tout changement des conditions objectives de la politique.
Cela est rendu possible par une propagande magnifiquement orchestrée. De nombreuses personnalités publiques prennent tour à tour la parole pour véhiculer leurs appels au calme et au vote – on pensera à Gilles Duceppe, mais également à Bernard Émond – et ces tirades trouvent échos dans tous les organes de presse. Léo-Bureau Blouin démontre à la face du monde son carriérisme politique, son goût du pouvoir, son amour du spectacle, et au lieu de décrier ce douteux saut de transfuge et ce revirement cynique, c’est un appel au messie venu sauver le monde politique d’une «révolte déraisonnable» que l’on entend un peu partout. Et le premier acte de Blouin est bien sur de consacrer ce détournement en demandant formellement de mettre fin à l’unique levier dont disposent les étudiants pour se faire entendre dans ce capharnaüm électoral.
La scène ne tolère qu’on acte hors d’elle
Il faut le dire : la scène politique a changé de décors. Elle est revenue là où les maitres veulent qu’elle soit. Alors que des milliers de citoyens se sont battus corps et âmes, au prix de grands sacrifices, pour faire passer la politique des coulisses élitistes à la rue-théâtre, elle est maintenant ramenée vers le canal institutionnel et s’y fond peu à peu, broyée par l’engrenage. Le débat est déplacé vers l’insignifiance, vers un court terme qui ne présente aucun débouché. La «jeunesse rebelle», c’est-à-dire tout ceux qui portaient le carré rouge, même les ainés, «s’assagit». Elle redevient raisonnable ; elle se tait quand elle ne répète pas en cœur ce que le exégètes du pouvoir entonnent ; elle retrouve ses chaines ; elle entre dans le moule.
Voilà ce qu’est ce formidable mouvement qui s’articule désormais devant nous. La tradition reprend ses droits. Le spectacle tire à sa fin pour mieux reprendre. Et cependant il demeure certain que ce glissement n’est pas irréversible. Plusieurs fois, il a été entrepris ; à chaque fois il a été brisé par une prise de conscience commune. Bien sur, les forces sont de plus en plus vives, les moyens de plus en plus grands, qui sont pris pour dompter le mouvement. Peut-être les contestataires prendront-ils conscience de la manipulation et de l’instrumentalisation dont ils sont victimes. Si tel est le cas, une autre étape s’ouvrira, une nouvelle bataille encore, pour ne pas être englouti. Il ne faudra pas nécessairement délaisser le spectacle électoral, mais en souligner tout l’absurde. Il faudra certes plonger dans le cynisme. Car si «sous les pavés il y a la plage», sous le cynisme, encore plus bas, gronde la colère. Et seule cette véritable colère, canalisée dans un amour infini de la liberté, pourra ébranler les structures de l’ordre établi.
[1] Bien que la notion de récupération politique soit normalement employée à l’égard d’une force contingente présumée alliée qui reprend les revendications d’un mouvement pour le noyer dans les siennes, je l’entends également d’une force sociale de statu-quo qui utilise le mouvement social pour se présenter en opposition à celui-ci et le récupère pour en faire l’Ennemi.