Gémis, peuple, gémis ; augmente ton supplice
Ta pensée est aux fers ; ceins ton corps de cilice
Ton âme souffre, eh bien! Que ta chair souffre aussi
C’est le plaisir du roi, le roi le veut ainsi.
Poète anonyme, le Répertoire national
Il avait seulement gagné d’avoir connu la peste et de s’en souvenir, d’avoir connu l’amitié et de s’en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s’en souvenir.
Albert Camus, la Peste
La peste est là.
Avant heier, des gens huaient leurs camarades qui faisaient exploser des pétards et des feux d’artifices. Avant-hier, des gens ont livré ce même camarade à la police, pour avoir fait exploser un pétard. Hier, ils ont piétiné sauvagement une femme qui avait brisé une vitre, et ils ont battu une femme qui se portait à son secours.
Dans un climat de tension et de rage, où une colère sourde broie les tripes fumantes de ceux qu’on refuse d’écouter, dans ce climat de peur – car la police est désormais partout, jusque dans les lieux du savoir, partout dans nos rues et nos places publiques – dans ce climat empreint de mépris et d’arrogance, nous ne savons plus contre qui nous nous battons.
Nous sommes dans le triste Québec.
Je ne reproduirai pas ici le message quasi-unanime d’une gauche qui s’est perdue, d’une droite qui domine et contrôle tout. Je ne me complairai pas au jugement des mes semblables, bien que la rage gronde en moi comme les orages d’été, quand le ciel est lourd comme un fruit trop mur, et qu’il ploie sur nos têtes.
Je ne condamnerai pas les «casseurs».
Que les gouvernants, les puissants, les banques et la droite marionnette de Dumont, Martineau et cie poussent un cri de guerre contre les contestataires d’un système sur lequel ils trônent, cela va dans la logique la plus élémentaire. Que des citoyens et citoyennes qui se sont eux-mêmes oubliés au creux de leur niche, dans laquelle ils ne vivent plus qu’à travers la télévision, répètent haut et fort ce que des médias populistes et mensongers leur martèlent, cela est triste, certes, mais bien compréhensible.
Mais que des camarades, des collègues, des amis mêmes, qui manifestent dans la rue et vivent cette grève puissent livrer leurs propres camarades aux forces de l’ordre, cela sidère, paralyse. Cela tue.
L’absurdité portée aux nues.
Je crois que ce que les gens ne saisissent pas – et il est certain que tout est mis en place pour qu’ils ne le saisissent pas – c’est que sans l’action directe, il n’y aurait même plus de grève. Sans action directe, il n’y aurait jamais eu aucune avancée sociale.
À l’Université de Montréal, quand l’injonction est survenue, ce fut une douche froide. Les gens pleuraient dans les couloirs, sidérés de voir la sécurité omniprésente, la police partout dans leur Université. Le premier jour de cette mesure de guerre, des étudiants ont envahi le pavillon Roger-Gaudry et ils y ont vandalisé des portes, déversé de la peinture. Ils n’ont attaqué personne, ils n’ont pas posé de bombes. Ils ont décidé qu’on ne leur refuserait pas l’entrée dans leur Université. Puis ils ont enfreint la loi, tout comme ceux de l’UQO, de Sherbrooke, en refusant l’injonction, en bloquant les cours.
Ils ont tous eu gain de cause, non sans le sacrifice de centaines d’arrestations arbitraires et abusives. Non sans le poivre qui brule les yeux – ce qu’on appelle gaz irritant – non sans le lacrymogène, non sans la matraque – deux cranes défoncés, une cheville brisée – non sans l’intimidation de la police et de certains autres étudiants.
Sans cette violence qui a permis d’entrer dans l’UdeM, dans l’UQO, de bloquer l’Université de Sherbrooke, sans cette violence qui a représenté le rejet légitime d’une loi illégitime, ce qui est le fondement de la désobéissance civile, il n’y aurait plus de grève.
Il n’y aurait que l’amertume.
Je vous pose donc ces quelques questions, camarades, car bien que je vous respecte et vous aime, vous m’attristez.
Qui sont les casseurs? Leur avez-vous parlé, au moins? Leur avez-vous demandé qu’ils vous expliquent la nature de leurs actes? Ne voyez-vous pas que le mot «casseur» n’est qu’un terme utilisé pour refuser l’humanité à ces personnes, leur refuser toute rationalité politique? Les «casseurs» sont des êtres humains, des étudiants parfois, des travailleurs parfois, mais toujours des personnes comme vous et moi.
Lorsque vous les attaquez, les livrez à la police, vous participez à la répression. Alors que vous vous dites non-violents, certains affirment vouloir leur «casser la gueule à ces casseurs» et les encercler, les ficher, pour enfin les livrer à la «justice». Digne de roman de science-fiction. Bientôt peut-être nous nous dénoncerons tous entre nous, comme autrefois, et alors la véritable terreur commencera.
C’est peut-être ça, l’État policier. Ce moment où votre voisin, où celui qui marche à vos côtés, est peut-être celui qui vous livrera demain.
Des policiers procèdent chaque jour à des arrestations de masse. Ils tabassent chaque jour des dizaines de personnes, jeunes et vieux confondus. Des jambes fracturés, des cranes défoncés, chaque jour du poivre brulant, du fichage politique, des injures, du mépris. Ils sont partout, et si vous ne les voyez pas, c’est que vous devez vivre sur une autre planète que la mienne.
Je ne dis pas que les policiers sont des bêtes sanguinaires. Mais ils obéissent aux ordres, et les ordres sont violents et répressifs.
Alors dites-moi, dans ce climat de peur, ce qu’il y a de mal à protéger son identité. Dites-moi ce qu’il y a de mal à être masqué.
Lorsque l’esclave applaudit son maître parce qu’il le rudoie, l’humanité touche le fond du baril.
Et puis, pourquoi protégez-vous les banques, les mêmes banques qui nous ont plongés dans une crise que nos gouvernements utilisent désormais pour imposer leurs mesures antisociales? Pourquoi protéger les vitres de SNC-Lavallin qui construit des prisons aux dictateurs, ces mêmes dictateurs qui vont assassiner des centaines de personnes?
Qui vaut le plus, entre une vitrine et votre camarade, celui-là même qui porte cette grève avec vous depuis le tout début, et depuis peut-être même plus longtemps encore, et qui la portera jusqu’au bout? A-t-il tué un innocent, celui-là que vous dépeignez comme un profiteur, un sanguinaire?
Je comprends, je comprends tout à fait que vous soyez contre la violence, que vous vous y opposiez. Que ce soit contre vos valeurs. Mais comprenez au moins que sans eux, ces «casseurs», rien ne serait, tout comme sans vous rien ne serait. Parlez-leur, qu’ils vous expliquent. Et laissez les vivre.
Oui, il est triste, infiniment triste, de réaliser que c’est le sabotage qui fait avancer les choses. Il est triste, infiniment triste, de réaliser que les puissants ne comprennent qu’un langage, celui du pouvoir et de l’argent. Il est triste, infiniment triste, de concevoir que ce n’est que lorsque nous menaçons l’un ou l’autre qu’ils nous entendent et nous considèrent.
Mais ce qui est encore plus triste, infiniment triste, c’est de voir que nous avons tellement intériorisé les mensonges et la violence de l’État que nous en sommes rendus à livrer nos propres camarades à cette violence, et que pour nous faire taire, ils n’ont plus besoin de rien, car nous veillons à tuer notre propre résistance dans l’œuf.
Et tout ça pour une vitre cassée.
Sincèrement et toujours vôtre,
Un étudiant parmi tant d’autres.