Les manifestations moralement acceptables?

Par Guillaume Freire

Les manifestations ont pris une ampleur que je n’aurais jamais crue possible. Les gens se mobilisent. En grand nombre sont ceux qui se présentent aux manifestations nationales, comme celle du 10 novembre, du 22 mars et du 22 avril 2012. Que ce soit pour montrer leur appui aux étudiants ou leur mépris des décisions du gouvernement, la population civile se déplace, en même temps que les syndicats et certains partis politiques. Le débat semble être lancé depuis peu sur la place que la «casse» devrait avoir dans les moyens de contestation dans la lutte étudiante.

Ce texte ne se veut pas paternaliste, je ne veux pas donner mon opinion sur la casse en tant que telle.

Les gens manifestent de façon diverse. Comme dit précédemment, plusieurs préfèrent les grandes marches nationales. D’autres se présentent à celles spontanées : on a qu’à penser à celle qui s’est déroulée après l’annonce de l’injonction à l’Université de Montréal, ou  celle du 27 avril en réponse à la proposition du gouvernement. Une minorité bruyante préfère des «manifs-actions», dont les médias raffolent. Les blocages et les atteintes aux bâtiments font beaucoup jaser notre classe médiatique, avec plus ou moins de démagogie parfois. Mais ça, c’est une autre histoire.

Les contestations populaires de soir du 25 au 27 ont probablement amené de nouveaux manifestants, n’ayant pas une longue expérience de ces marches. Plusieurs s’opposent aussi farouchement à la violence, autant envers les policiers, les manifestants ou contre les vitrines (si bien sûr, on peut être violent avec un objet). Les moyens de définir le côté moral, l’action bénéfique ou non pour la cause et tout le tralala ne m’intéressent pas. Chacun peut voir d’un point de vue différent l’activisme et la société en général.

Ce qui m’attriste grandement est de voir des gens s’en prendre à d’autres. Je parle bien sûr de ces événements :

             http://www.cyberpresse.ca/videos/actualites/201204/28/46-1-les-etudiants-aux-casseurs-nous-faisons-la-loi-dans-la-rue.php/75ec0a02b2a74eb4ada495555272ecfc

Pas que l’indignation des gens devant des actions comme ça ne soit pas valable, au contraire. Ce qui est beau dans notre société où nous sommes libres de nous exprimer, c’est que les gens peuvent affirmer ce qu’ils pensent. Par contre, les manifestants ne sont pas des policiers. Les contestataires ne sont pas des justiciers. Quand quelqu’un se prend pour un justicier, ça peut très mal finir. On peut se rappeler George Zimmerman. Je crois même que les «agents de la Paix» demandent aux citoyens de ne pas intervenir directement lorsqu’il y a un délit : il ne faut pas mettre sa vie en danger pour arrêter quelqu’un. Mais il y a un principe encore plus important, que je me suis fait inculquer depuis ma tendre enfance : vivre et laisser vivre. Ou d’un autre point de vue : ne pas dénoncer (stooler) quelqu’un, quand la vie de personne n’est en danger.

Les gens sont libres d’agir comme bon leur semble, s’ils sont prêt à subir les conséquences de leurs actes. Nous pouvons juger, mais je ne crois pas que nous devrions nous mettre entre la brique et la vitrine pour autant.

De toute façon, quelle légitimité ont des citoyens de décider qui devrait se faire traîner en justice à chaud? Quand une personne se fait apporter de force aux policiers car il a fait exploser un feu d’artifice, il est d’autant plus judicieux de se poser la question.

Des casseurs

Gémis, peuple, gémis ; augmente ton supplice

Ta pensée est aux fers ; ceins ton corps de cilice

Ton âme souffre, eh bien! Que ta chair souffre aussi

C’est le plaisir du roi, le roi le veut ainsi.

Poète anonyme, le Répertoire national

Il avait seulement gagné d’avoir connu la peste et de s’en souvenir, d’avoir connu l’amitié et de s’en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s’en souvenir.

Albert Camus, la Peste

La peste est là.

Avant heier, des gens huaient leurs camarades qui faisaient exploser des pétards et des feux d’artifices. Avant-hier, des gens ont livré ce même camarade à la police, pour avoir fait exploser un pétard. Hier, ils ont piétiné sauvagement une femme qui avait brisé une vitre, et ils ont battu une femme qui se portait à son secours.

Dans un climat de tension et de rage, où une colère sourde broie les tripes fumantes de ceux qu’on refuse d’écouter, dans ce climat de peur – car la police est désormais partout, jusque dans les lieux du savoir, partout dans nos rues et nos places publiques – dans ce climat empreint de mépris et d’arrogance, nous ne savons plus contre qui nous nous battons.

Nous sommes dans le triste Québec.

Je ne reproduirai pas ici le message quasi-unanime d’une gauche qui s’est perdue, d’une droite qui domine et contrôle tout. Je ne me complairai pas au jugement des mes semblables, bien que la rage gronde en moi comme les orages d’été, quand le ciel est lourd comme un fruit trop mur, et qu’il ploie sur nos têtes.

Je ne condamnerai pas les «casseurs».

Que les gouvernants, les puissants, les banques et la droite marionnette de Dumont, Martineau et cie poussent un cri de guerre contre les contestataires d’un système sur lequel ils trônent, cela va dans la logique la plus élémentaire. Que des citoyens et citoyennes qui se sont eux-mêmes oubliés au creux de leur niche, dans laquelle ils ne vivent plus qu’à travers la télévision, répètent haut et fort ce que des médias populistes et mensongers leur martèlent, cela est triste, certes, mais bien compréhensible.

Mais que des camarades, des collègues, des amis mêmes, qui manifestent dans la rue et vivent cette grève puissent livrer leurs propres camarades aux forces de l’ordre, cela sidère, paralyse. Cela tue.

L’absurdité portée aux nues.

Je crois que ce que les gens ne saisissent pas – et il est certain que tout est mis en place pour qu’ils ne le saisissent pas – c’est que sans l’action directe, il n’y aurait même plus de grève. Sans action directe, il n’y aurait jamais eu aucune avancée sociale.

À l’Université de Montréal, quand l’injonction est survenue, ce fut une douche froide. Les gens pleuraient dans les couloirs, sidérés de voir la sécurité omniprésente, la police partout dans leur Université. Le premier jour de cette mesure de guerre, des étudiants ont envahi le pavillon Roger-Gaudry et ils y ont vandalisé des portes, déversé de la peinture. Ils n’ont attaqué personne, ils n’ont pas posé de bombes. Ils ont décidé qu’on ne leur refuserait pas l’entrée dans leur Université. Puis ils ont enfreint la loi, tout comme ceux de l’UQO, de Sherbrooke, en refusant l’injonction, en bloquant les cours.

Ils ont tous eu gain de cause, non sans le sacrifice de centaines d’arrestations arbitraires et abusives. Non sans le poivre qui brule les yeux – ce qu’on appelle gaz irritant – non sans le lacrymogène, non sans la matraque – deux cranes défoncés, une cheville brisée – non sans l’intimidation de la police et de certains autres étudiants.

Sans cette violence qui a permis d’entrer dans l’UdeM, dans l’UQO, de bloquer l’Université de Sherbrooke, sans cette violence qui a représenté le rejet légitime d’une loi illégitime, ce qui est le fondement de la désobéissance civile, il n’y aurait plus de grève.

Il n’y aurait que l’amertume.

Je vous pose donc ces quelques questions, camarades, car bien que je vous respecte et vous aime, vous m’attristez.

Qui sont les casseurs? Leur avez-vous parlé, au moins? Leur avez-vous demandé qu’ils vous expliquent la nature de leurs actes? Ne voyez-vous pas que le mot «casseur» n’est qu’un terme utilisé pour refuser l’humanité à ces personnes, leur refuser toute rationalité politique? Les «casseurs» sont des êtres humains, des étudiants parfois, des travailleurs parfois, mais toujours des personnes comme vous et moi.

Lorsque vous les attaquez, les livrez à la police, vous participez à la répression. Alors que vous vous dites non-violents, certains affirment vouloir leur «casser la gueule à ces casseurs» et les encercler, les ficher, pour enfin les livrer à la «justice». Digne de roman de science-fiction. Bientôt peut-être nous nous dénoncerons tous entre nous, comme autrefois, et alors la véritable terreur commencera.

C’est peut-être ça, l’État policier. Ce moment où votre voisin, où celui qui marche à vos côtés, est peut-être celui qui vous livrera demain.

Des policiers procèdent chaque jour à des arrestations de masse. Ils tabassent chaque jour des dizaines de personnes, jeunes et vieux confondus. Des jambes fracturés, des cranes défoncés, chaque jour du poivre brulant, du fichage politique, des injures, du mépris. Ils sont partout, et si vous ne les voyez pas, c’est que vous devez vivre sur une autre planète que la mienne.

Je ne dis pas que les policiers sont des bêtes sanguinaires. Mais ils obéissent aux ordres, et les ordres sont violents et répressifs.

Alors dites-moi, dans ce climat de peur, ce qu’il y a de mal à protéger son identité. Dites-moi ce qu’il y a de mal à être masqué.

Lorsque l’esclave applaudit son maître parce qu’il le rudoie, l’humanité touche le fond du baril.

Et puis, pourquoi protégez-vous les banques, les mêmes banques qui nous ont plongés dans une crise que nos gouvernements utilisent désormais pour imposer leurs mesures antisociales? Pourquoi protéger les vitres de SNC-Lavallin qui construit des prisons aux dictateurs, ces mêmes dictateurs qui vont assassiner des centaines de personnes?

Qui vaut le plus, entre une vitrine et votre camarade, celui-là même qui porte cette grève avec vous depuis le tout début, et depuis peut-être même plus longtemps encore, et qui la portera jusqu’au bout? A-t-il tué un innocent, celui-là que vous dépeignez comme un profiteur, un sanguinaire?

Je comprends, je comprends tout à fait que vous soyez contre la violence, que vous vous y opposiez. Que ce soit contre vos valeurs. Mais comprenez au moins que sans eux, ces «casseurs»,  rien ne serait, tout comme sans vous rien ne serait. Parlez-leur, qu’ils vous expliquent. Et laissez les vivre.

Oui, il est triste, infiniment triste, de réaliser que c’est le sabotage qui fait avancer les choses. Il est triste, infiniment triste, de réaliser que les puissants ne comprennent qu’un langage, celui du pouvoir et de l’argent. Il est triste, infiniment triste, de concevoir que ce n’est que lorsque nous menaçons l’un ou l’autre qu’ils nous entendent et nous considèrent.

Mais ce qui est encore plus triste, infiniment triste, c’est de voir que nous avons tellement intériorisé les mensonges et la violence de l’État que nous en sommes rendus à livrer nos propres camarades à cette violence, et que pour nous faire taire, ils n’ont plus besoin de rien, car nous veillons à tuer notre propre résistance dans l’œuf.

Et tout ça pour une vitre cassée.

Sincèrement et toujours vôtre,

Un étudiant parmi tant d’autres. 

L’art n’est pas démocratique: réapproprions-le nous

Par Samuel Bergeron

Il n’y a pas de loi qui empêche de s’exprimer par l’art. Malgré tout, l’art semble encore réservé aux artistes et à un public d’initiés. D’un autre côté, on propose des politiques pour « démocratiser l’art ». Ces politiques se résument à une série de mesures pour que des œuvres d’art soient intégrés dans les espaces publics. Mais cette idée de démocratiser l’art en le rendant accessible est défaillante, il faut aller plus loin. Il faut se réapproprier l’art en tant que moyen d’expression libre.

D’abord, on n’essaiera pas de s’entendre sur une définition de l’art. On se contentera de définir l’artiste comme le professionnel de l’art, comme un dictateur de l’expression artistique. La répression de cette dictature s’exprime par des normes implicites qui privent le non-artiste de l’art comme moyen d’expression. L’art est par le fait même privé de la contribution créative de monsieur, madame tout le monde. Même si la contribution des artistes à l’art est importante, cela ne leur donne ni le monopole ni le contrôle de l’art. Il faut donc opérer une libération de l’art en refusant le rapport de supériorité entre l’artiste et le grand public. Cela n’enlève toutefois pas le droit à l’artiste de continuer son travail.

La réappropriation de l’art signifie ensuite de se défaire des cloisons qui bornent notre esprit à une conception de l’art telle que présentée par les artistes. Ici, on pourrait craindre la perte des repères, s’il y en a, qui nous permettent d’interpréter l’art. Autrement dit, si tout le monde fait de l’art de n’importe quelle façon, on pourrait s’y perdre, voire détruire l’art. En réalité, ce n’est pas du tout un problème si on considère l’art comme libre. Comme dans un jardin, on est libre de planter ce que l’on veut et les passants sont libres d’y voir ce qu’ils veulent. Ils peuvent bien renommer les roses du nom qu’ils voudront, la couleur de la fleur restera la même et chacun est libre d’interpréter les épines de la fleur librement.

Dans un autre temps, il faut prendre conscience du droit à l’expression. Et ce, malgré les musées qui promeuvent l’art élitiste et qui font de l’ombre à l’art du commun et au droit d’expression. Le musée est l’institution qui dévalorise le plus de façon subtile l’expression des gens ordinaires. En plus de réserver l’art à un public restreint, il crée une hiérarchie où le peuple n’a pas droit d’être étiqueté comme créateur artistique.

Quelle démocratisation de l’art?

La logique de la démocratisation de l’art est de choisir quelques voix d’une minorité d’artistes et qu’on l’impose à la majorité. Ensuite, on essaie, par des programmes d’éducation, de convaincre cette majorité que les ouvrages qu’ils contemplent sont beaux, qu’ils reflètent la vérité, qu’ils ont un sens, etc. Ça ressemble beaucoup plus à de l’aristocratisation de l’art.

On pourra réellement parler de démocratie quand chaque voix artistique contera pour une seule. Quand il pourra y avoir un dialogue artistique au même titre qu’il pourrait y avoir toute discussion dans une société libre. Certes, certains n’éprouveront pas le goût de se valoir de leur droit d’expression, mais il faut valoriser ce type d’expression pour contribuer à la richesse de l’imagination, de l’expression, de l’art. Car l’art est porteur d’idées, l’art est défenseur d’idéaux, l’art est miroir de la réalité, l’art est libérateur et rassembleur.

Concrètement, pour s’approprier l’art, il faut donc s’y intéresser. Il faut accepter la valeur du discours artistique puis chercher sa voie. Le politologue, l’historien, le géographe, le microbiologiste ou le physiothérapeute ont tous droit à l’expression par l’art. Mais par-dessus tout, c’est à titre de citoyen et de groupes de citoyens qu’on doit se réapproprier l’art comme message politique et social.