Un litige qui n’a pas lieu d’être? Par des étudiants en droit à l’UdeM

La primauté du droit, ou l’application des lois par les interprètes que forment la magistrature, engendre énormément de tension et de rivalités au sein de la classe politique, mais aussi à même la population dans son ensemble. Que l’on examine les incidents du Printemps érable, le contenu de la Charte de la laïcité ou les multiples recours juridiques intentés contre les déchets législatifs adoptés par le gouvernement Harper, on semble constamment confronté à une rhétorique opposant, d’une part, la prétendue volonté du peuple et, d’autre part, les interprétations judiciaires de l’élite juridique. Néanmoins, malgré l’apparence de conflit, il n’existe fondamentalement, en ce qui a trait à notre théorie légale et politique, aucune contradiction entre les concepts de «rule of law» et de «souveraineté populaire». Ainsi, dans ce court texte – sans ambitionner de traiter du sujet de façon exhaustive –, sera abordée la primauté du droit sous les angles (a) de la démocratie parlementaire, (b) de l’interprétation judiciaire, et (c) du constitutionalisme moderne.

Quelques mots seront ajoutés sur les dangers d’une forme de gouvernement reposant sur le plébiscite, forme absolue de souveraineté populaire.

 

Rule of law et parlementarisme

La primauté du droit ou «rule of law» est le pilier central de tout système de justice et le principe au cœur de ce que nous appelons une société de droit. Ayant grandement évolué au travers de la rocambolesque histoire politique de l’Angleterre, la notion de « rule of law » se limite essentiellement à l’idée que personne ne peut se soustraire à la loi, que la loi s’applique également à tous les citoyens (ainsi qu’à l’État et ses dirigeants), que tout pouvoir public s’exerce avec absence d’arbitraire, en conformité avec la loi, et que la loi, en tant qu’autorité suprême, est la seule source de tout droit et de toute capacité.

En d’autres mots, la stabilité de l’État, la cohésion sociale, la paix et l’ordre dépendent intrinsèquement de la primauté du droit et de son application rigoureuse par la branche judiciaire. Jusqu’à ce jour, la « rule of law » est la seule et ultime protection contre l’anarchie et le retour de l’Homme à «l’état de Nature».

Nullement en contradiction avec les idées de démocratie et de souveraineté populaire, la règle de la primauté du droit coïncide au contraire avec leurs développements. En effet, responsables de l’avènement du parlementarisme, de la fin de l’absolutisme monarchique et de la participation collective du public au travail politique, la démocratie et la souveraineté populaire énoncent que la loi est l’autorité suprême en toute matière. En effet, la loi est issue du Parlement, et le Parlement est constitué de députés démocratiquement élus et choisis parmi l’ensemble de la population. Le fait, pour le juriste, d’appliquer la loi et de lui donner préséance, revient fondamentalement à respecter le peuple et les choix qu’il a faits.

N’ignorant pas les réalités que sont le cynisme populaire généralisé, les malices de la science du marketing politique, l’absence dans plusieurs pays (dont le nôtre!) de la représentation proportionnelle, et la partisanerie et le populisme politique, il n’en demeure pas moins que, dans notre système, la souveraineté, le pouvoir et la force demeurent dans les mains de l’électorat. Le contenu des lois, la composition du cabinet et les orientations du gouvernement sont fondamentalement attribuables… aux citoyens.

Sous réserve des problèmes mentionnés antérieurement, la triste réalité est que si nous refusons d’effectuer notre part du «contrat social», si nous ne votons pas, ni nous ne nous intéressons pas au travail de nos représentants – de ces gens à qui nous avons souverainement alloué notre pouvoir collectif – nous continuerons alors, sans cesse, de mériter des gouvernements et des parlementaires qui ne rejoignent pas nos valeurs et nos idées.

En attendant un miraculeux réveil populaire ou un renversement du statu quo, les lois qui sortiront de nos parlements seront toujours présumées refléter la volonté du peuple, et cette volonté sera systématiquement réalisée par le renforcement du droit dans nos palais de justice.

 

Rule of Law : Application et Interprétation

Les juges, lorsqu’ils rendent une décision, n’en font évidemment pas qu’à leur tête. Bien que la marge de manœuvre dont ils disposent puisse varier en fonction du texte de loi qu’ils doivent parfois interpréter avant d’appliquer, des règles existent pour encadrer leur pouvoir en matière d’interprétation. Ces règles visent généralement à ce que soit respectée la souveraineté populaire s’exprimant dans ledit texte de loi.

Entre autres, et principalement, le texte de loi – voté par le Parlement – garde toujours une importance fondamentale, et le juge ne peut réellement y déroger, à moins que cela ne l’amène à conclure à un résultat absurde. En outre, simultanément, le juge doit considérer, selon l’approche téléologique, l’intention du législateur, c’est-à-dire, indirectement, l’intention du peuple qui l’a élu.

En droit public canadien, dont les sources proviennent de la common law – qui est de construction jurisprudentielle –, la volonté du peuple peut sembler négligée. Cependant, un précédent – peu importe son ancienneté – peut être modifié par une loi du Parlement. De ce fait, malgré les sources de common law, la législation est venue changer radicalement ce qui a été construit, au fil du temps, par les juges, au profit de ce qu’en a décidé le peuple par l’intermédiaire du Parlement.

Ces questions d’interprétation et d’application de la loi sont toutefois différentes lorsqu’il est question de la Constitution. Cela fera l’objet du point suivant.

 

Rule of Law : Constitutionnalisme moderne

Textes incontournables lorsqu’il s’agit de se questionner sur la primauté du droit et la place qu’elle occupe dans notre société, la Loi constitutionnelle de 1867 et la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 qui y est enchâssée demeurent ultimement, malgré leur immuabilité apparente, l’écho de la souveraineté du peuple.

Encore une fois, la Constitution et la Charte semblent n’imposer aux juges qu’un fil conducteur, certes solide, mais autour duquel les possibilités d’interprétation demeurent tout de même trop larges. On peut voir ces textes comme des axiomes autour desquels les juges sont appelés à jouer un rôle créateur du droit, amenant ainsi une désobéissance de la souveraineté[1]. C’est ce que certains appellent «un gouvernement des juges».

Or, cette façon de voir les textes qui balisent les lois dans notre société n’est pas tout à fait exacte. Il faut tout d’abord rappeler que la Constitution fut, comme toute autre loi, issue d’un processus législatif impliquant l’ensemble de la population canadienne – bien que cette affirmation puisse être nuancée pour ce qui est du Québec en ce qui a trait à l’ajout de la Charte en 1982.

Le libellé des articles de la Constitution, laissant place à des interprétations évolutives, était volontairement construit ainsi afin de permettre une pleine efficacité de ce texte crucial dans notre société. Les juges sont garants d’utiliser cette marge de manœuvre de façon à favoriser les objectifs de ce texte fondateur.

Il est aussi important de rappeler que la Charte demeure un instrument essentiel de protection des minorités, qui, sans elle, pourraient être étouffées par une souveraineté populaire absolue. Elle est en effet une assurance que l’expression de la volonté générale respectera l’intérêt commun en n’altérant pas – du moins dans des limites raisonnables – celui des groupes en situation minoritaire. Elle protège donc des prérogatives essentielles à l’essor d’une démocratie soucieuse du bien-être de tous ses citoyens.

 

Ces trois points permettent de comprendre l’interrelation entre primauté du droit et souveraineté populaire qui, lorsque nous portons un regard qui s’éloigne de la pure théorie, se complètent l’un et l’autre plus qu’ils ne s’opposent.

Il est clair que des problèmes font en sorte que notre système démocratique souffre d’un certain déficit ; il serait difficile de le nier. Toutefois, souhaiter un système où la souveraineté populaire serait absolue est idyllique, en plus de pouvoir être problématique quant au traitement des minorités. Une éventuelle amélioration de notre système démocratique, ainsi, ne devrait pas négliger l’importance des balises qui doivent nécessairement encadrer la souveraineté populaire.

 

L’affaire Primauté du droit c. Souveraineté Populaire, [2014]L.J.P. -1.

[1] Selon les mots du doyen Carbonnier (Jean Carbonnier), fameux juriste français.

Commentez cet article: